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Les chevaux n’embrassent pas …. Et pourtant

Interdiction pour le cheval de toucher l’humain :

Je n’embrasse pas ! Pourrait vous dire votre cheval. Il n’est d’ailleurs pas équipé pour puisqu’il n’a ni bras ni mains. Le cheval est une espèce nidifuge donc même avec son petit l’attachement ne s’exprime pas par une embrassade ou même par une accolade des petits contre le corps de leur mère comme on peut le voir chez les chiens. Pourtant une certaine forme de corps à corps existe chez les chevaux et si les contacts tactiles sont plutôt rares, moins de 1% du budget temps (fiches Pédagogique IFCE) ils existent et sont exprimés à des moments cruciaux de la vie sociale. (Répertoire comportemental du cheval Hélène Roche, fiche pédagogiques IFCE). Nous même homo sapiens, ayant tous les attributs pour embrasser, à l’inverse du cheval, nous le faisons avec parcimonie et lorsque nous prenons une personne dans nos bras ce n’est jamais un geste anodin. Prenons l’exemple du baiser, c’est un geste intime et interprété de façon très différentes en fonction des cultures. Le baiser « européen » est regardé avec un certain effroi de la part des chinois qui peuvent y voir une certaine forme de cannibalisme et avec raillerie de la part des malgaches. (Le baiser, une histoire de rituel, Alain Matandon le baiser 2005 pages 15 à 32). Le baiser est donc un acte épisodique dans la vie humaine pour autant il est important. A l’instar de cet exemple, le fait que la prise de contact soit rare ne retire rien de son importance.

Il y a pourtant des conséquences dans la relation interspécifique homme cheval, à voir dans le cheval un animal de distance qui a peu de contact tactile. Certains dispositifs éducatifs proposent de construire le respect en édifiant entre le cheval et l’humain des espaces personnels étanches où l’un et l’autre ne rentre pas Il s’agit d’édifier un face à face où ne serait pas permis le contact tactile de la part du cheval, lors des séances de travail. (Fiche savoir 1 haras de la Cense). Cette notion d’espace personnel à préserver absolument lors de séance de dressage avec le cheval est instaurée en tant que dogme dans l’équitation dite éthologique ; Cette protection d’un espace personnel est aussi assez courante de la part des cavaliers. Souvent, les humains perçoivent avec un certain soupçon l’approche du cheval et particulièrement celle de sa bouche vers une partie du corps de l’humain. Si les dresseurs de chevaux craignent cette proximité tactile des équidés c’est qu’elle est interprétée comme une intrusion irrespectueuse.

Les circonstances d’une approche :

Les chevaux n’embrassent pas mais ils touchent et ils ont de nombreuses façons de le faire comme ils ont de nombreux contextes où ils le font.

Avant toute recherche d’explication de ces comportements, je voudrais transmettre mon sentiment issu de mes trente ans d’expérience professionnelle auprès des chevaux. Lorsque l’on tient un cheval en main en face de soi et que l’on cherche à entrer en contact avec lui, soit pour le soigner, soit pour l’éduquer, ce serait une erreur de croire aux coïncidences. Je pense que les chevaux dans ce contexte d’attention mutuelle ne vous touchent jamais par inadvertance.

A ce sujet, je veux raconter une histoire exemplaire. Une jeune jument de race pur-sang arrive à l’École Blondeau pour une rééducation. Cette jeune championne a décidé de ne plus entrer dans les boites de départ installées sur les hippodromes. C’est très embêtant, car si elle n’entre pas dans cette sorte de starting-block elle ne peut pas participer à la compétition. Le premier jour de son arrivée, bien que Nicolas Blondeau tienne la jeune jument très proche de lui en face à face, celle-ci s’applique à ne jamais le toucher quitte à reculer sa tête pour la tourner de droite à gauche. Quelques jours plus tard, après quelques séances d’entrainement, la jument se met à poser régulièrement son bout du nez sur les épaules des humains qu’elle côtoie. Le matin, les cavaliers enlèvent les crottins de son box. Tout d’abord elle regarde en direction du cavalier, s’approche de lui, sent la poubelle où celui-ci dépose les crottins puis délicatement elle touche la tête ou l’épaule de la personne présente. Elle renouvelle ce rituel presque tous les matins si rien ne dissipe son attention. Puis lors du travail à pied, la jument réitère ces petits gestes de contact qui ressemblent à des effleurements. Régulièrement cette approche tactile déclenche de la part des cavaliers de l’École Blondeau une parole aimable. Il semble avoir entre l’homme et le cheval à cet instant là un partage de plaisir. L’acceptation de cette familiarité de la part de l’humain pousse la jument à se lancer dans une palpation avec la lèvre supérieure, des cheveux, de la chemise ou même de la peau de la joue. Pour les cavaliers de l’École Blondeau c’est une expérience sensuelle joyeuse et je pense que pour tous les cavaliers qui vivent cette approche comme un geste délicat de la part du cheval, c’est un évènement aimable. A l’École Blondeau ce geste est devenu un fondement de la pédagogie établie pour éduquer les chevaux.

Dans quelles circonstances les chevaux se touchent entre eux ?

Nous reviendrons plus tard à l’observation de ce geste de contact dans la pédagogie de la méthode Blondeau. Il parait aussi important de comprendre le sens que peut avoir ce type de comportement dans la phylogénèse de l’espèce.

Pour qu’il y ait un intérêt au contact corporel, il faut tout d’abord avoir la possibilité d’y être sensible. Les chevaux n’ont pas de bras ni de mains, mais ils ont un nez et quel nez ! Ce n’est pas un roc ni une péninsule mais à coup sûr un parfait instrument d’exploration. Le naseau, la bouche du cheval et particulièrement ses lèvres sont des zones regroupant un grand nombre de récepteurs. La présence des vibrisses lui permet d’ausculter très finement ce qu’il touche avec son nez. (Michel Antoine Leblanc « Comment pense les chevaux » p128). Cela lui sert à choisir les végétaux avec beaucoup de précision et ainsi ingérer seulement ce dont il a besoin (Michel Antoine Leblanc « Comment pense les chevaux »). Les chevaux peuvent donc facilement émettre des messages complexes avec leur nez. Ils peuvent aussi subtilement recevoir le contact de l’autre. Leur corps est recouvert sur la plupart des parties charnues d’un muscle appelé muscle peaucier. C’est grâce à cette fibre musculaire particulière que le cheval peut par un simple tressaillement se débarrasser des insectes piqueurs. Biologiquement tout est en place pour permettre au cheval d’avoir un sens tactile bien développé. Le test de Von frey a permis de démontrer la grande sensibilité tactile du cheval (Léa Lansade tests de tempérament journée IFCE) 2016) Ce sens tactile va lui servir pour forger des relations sociales élaborées entre congénères.

Si nous étudions le répertoire comportemental de l’espèce cheval, nous voyons que poser le nez sur un congénère est toujours un geste social que ce soit pour le « greetings » : geste de salutation ou bien que ce soit le mutual grooming : un geste d’apaisement social.

Le mutual grooming :

Le mutual grooming est un comportement que l’on pourrait comparer à l’épouillage chez les chimpanzés et autres grands singes. Pour les chevaux, Il s’agit d’un grattage mutuel de certaines zones du corps. Il se pratique en général entre deux individus sur une zone préférentielle qui est le garrot mais d’autres parties du corps peuvent être groomées comme le dos ou les fesses. Ce comportement a un rôle de maintenance de l’hygiène et c’est pour cela qu’il est plus fréquent à certaines périodes de l’année comme le printemps lors de la chute du poil d’hiver. Mais comme pour les primates cousin d’homo sapiens, il a aussi un rôle social. Il est un geste amical qui s’échange entre individus ayant des affinités. (Paul MacGreevy 2004). Ce comportement aurait une aptitude d’apaisement. Il aurait la capacité de diminuer le rythme cardiaque de 14% chez le poulain (Feh et de Mazières 1993). Le mutual grooming aurait donc plusieurs propriétés. La première est de permettre l’expression de son affection pour un individu, la deuxième serait de permettre conciliation et diplomatie.

Quand une mère s’occupe de son petit :

Nous avons annoncé ci-dessus que les gestes de contact chez le cheval représentaient seulement 1% du budget temps, cependant dans le cas de la petite enfance du poulain, il y a comme chez beaucoup de mammifères de nombreux contact tactiles entre la mère et le petit. Tout d’abord la tétée qui engage de fait un rapprochement corporel. Le poulain nouveau-né tète en moyenne 5 fois par heures ; le poulain de 4 à 5 semaines tète 2 fois par heure. À l’âge de 8 mois le jeune près du moment du sevrage ne tète plus qu’une fois toutes les deux heures (Marine Becquart 2012 thèse vétérinaire université de Toulouse). La tétée n’est pas seulement un comportement alimentaire, elle est aussi pour le poulain un moyen d’apaiser les tensions émotionnelles que procure les évènements de la vie quotidienne. Les bébés singes du professeur Harlow (psychologue américain 1905/1981) privés de la chaleur du corps de leur mère ont prouvé par leur désespérance lors de ces expériences de séparation à quel point prendre contact avec sa mère pour un bébé est autre chose que de vouloir se nourrir.

Le 1er mars 2020, à l’École Blondeau nait un très joli poulain male, sa mère Bugatti du Plessis est déjà une poulinière confirmée. Elle est attentive, protectrice sans être dénuée d’un caractère bien trempé. Elle a ainsi des poulains bien équilibrés ce qui permet des débourrages assez faciles.

Avec les élèves CS éducation et travail du jeune cheval nous avons observé la poulinière et son poulain. A partir du matin du 5 mars 2020, nous avons observé sur des scannings de 20 minutes 4 fois par jour, les relations entre le poulain et sa mère. Et nous avons décrit les différents gestes de contact que nous avons aperçus.

Voici une des séances d’observation :

Le poulain s’engage dans une tentative de tétée. Il donne de violents coups de tête sur le ventre de sa mère. Celle-ci aussitôt plaque les oreilles en arrière. A cet instant la jument subit plus qu’elle n’apprécie les approches de son petit. Elle enroule alors son encolure pour venir toucher du bout de son nez les fesses de son poulain. La position des oreilles alterne entre oreilles mobiles de côté et oreilles plaquées en arrière. Ces évolutions des traits du visage de la poulinière sont dus à la douleur de certains contacts du poulain lors de la tentative de tétée. Les éthologues Crowell et Davis ont fait l’hypothèse d’une corrélation entre les agressions maternelles et les tentatives de tétée. (Marine Becquart 2012 Interaction entre l’homme et le poulain de la naissance au sevrage ; Crowel-Davis 1994). Bugatti à cet instant a peut-être des mamelles engorgées ou bien un bas ventre encore douloureux après le poulinage. Bugatti ne vit donc pas seulement la joie d’être mère, comme toutes les femelles mammifères elle en endure aussi les inconvénients.
Nous aurions tendance à interpréter indiscutablement les gestes de contact qui n’ont pas de caractéristiques agressives comme positifs. Mais L’observation de l’alternance des faciès de Bugatti nous oblige à moduler cette première impression. Être toucher par un autre peut être agréable, mais cela peut aussi être une situation inconfortable.
Ce corps à corps impliqué dans la tétée provoque une ambivalence des émotions, seul l’attachement que Bugatti a pour son petit empêche que cet inconfort se transforme en agression. L’attachement de la mère pour son poulain exclue aussi tout sentiment de rancune et quand Ambre notre jeune apprentie entre dans le box, Bugatti s’interpose immédiatement entre l’humain et son poulain avant de finir par accepter de se laisser brosser la queue calmement. Elle reste immobile entre son fils et Ambre couvrant de sa tête et de sa puissante encolure le petit corps de son poulain. Celui-ci lèche le mur du box et elle lèche son dos encore frêle. Cette manière de se positionner au-dessus du poulain on le retrouve dans le répertoire comportemental de la poulinière lorsque celui-ci dort profondément. C’est donc clairement un geste de protection (« The recumbency response » MacDonnell S Mills D 2005). De temps en temps, Bugatti envoie un coup de tête vers Ambre. Ce comportement est référencé dans le répertoire comportemental équin et interprété par les éthologues comme un geste de menace. Ambre gratte alors gentiment le garrot de la jument avec ses ongles. Bugatti vient alors toucher du bout de son nez les cheveux de notre jeune apprentie.

Je raconte cette séance d’observation car elle me parait une bonne introduction pour aborder toute la difficulté d’interpréter un geste de contact entre un humain et un animal. Il semble y avoir sans cesse ambivalence entre plaisir et douleur, entre apaisement social et comportement agonistique. La frontière entre les deux apparait souvent perméable.

Les différentes circonstances où les chevaux se touchent, que nous venons de décrire, montrent à quel point toucher l’autre a du sens pour les chevaux. L’économie que les équidés en font est justement la marque de l’importance qu’ils donnent au fait de toucher l’autre. Lors de l’observation des débourrages à l’École Blondeau nous avons pu remarquer la diversité de comportements des poulains à ce sujet. Nous avons aussi, au regard de certaines études de cas, eu l’envie de nous poser la question des conséquences de ces premiers rapports corporels lors de la jeunesse du poulain sur ses capacités d’assumer le moment du débourrage.

L’enfance du poulain et le débourrage

Les travaux en éthologie ont démontré qu’émotivité et apprentissage ont des corrélations. Plus un cheval est émotif plus ses capacités d’apprentissage s’étiolent sous l’effet d’émotions négatives comme la peur. (Léa Lansade - Apprentissage chez le cheval 2010). Dans ce type d’études, les protocoles mis en place pour comprendre le rapport émotion/apprentissage, sont souvent la mise en présence d’évènements ponctuels comme la vue d’un objet insolite qui déclenchent la peur. Cette émotion empêche l’attention utile à l’apprentissage de la tâche demandée (tempérament Léa Lansade). Mais il existe d’autres formes de peur plus profondes plus infiltrées dans la personnalité, celles qui viennent de l’enfance. En observant de plus près comment les poulains au débourrage supportent les contacts corporels avec l’humain on peut aborder une question plus large qui est comment les choix d’organisation de la vie du poulain à l’élevage ont pu influencer la construction de la personnalité de l’animal et par la même là réussite du débourrage ? Par exemple, le sevrage a t’il des conséquences sur les performances du cheval lors de cette primo éducation ? (Léa Lansade séminaire 2018).

Notre terrain d’observation pour essayer de répondre à cette question est l’école Blondeau. Outre les chevaux de sport, on y débourre aussi des yearlings de course de galop. Lors de la saison des ventes qui ont lieu d’Août à décembre, les lots de poulains pur-sang se succèdent tous les 15 jours. Ces jeunes chevaux viennent d’être vendus à différents propriétaires, consortiums et autres structures et la première étape avant tout entrainement est le débourrage. Le premier jour à l’École Blondeau, les poulains mâles et femelles hennissent beaucoup, puis de jour en jour le calme revient.

Le débourrage est un moment bouleversant parce qu’il est un passage, un temps de transition entre l’enfance et l’âge adulte. En effet, le poulain qui arrive dans l’écurie de débourrage vient de quitter l’élevage, c’est-à-dire le lieu qui l’a vu naitre et où il a grandi. L’éleveur, son référent humain disparait de son quotidien ainsi que ses congénères qu’il a côtoyé souvent depuis sa naissance. Les chevaux sont tout à fait compétents concernant la reconnaissance individuelle, ils sont donc sensibles à ces disparitions des personnes connues. (Reconnaissance individuelle Michel Antoine Leblanc « Comment pensent les chevaux »).

Entrer en débourrage est donc toujours une rupture. C’est une confrontation à la réalité du statut d’animal au travail. Les poulains sont plus ou moins affectés par cette situation nouvelle dont ils ne comprennent pas encore le sens. Chaque individu vit ce moment comme plus ou moins violent parce qu’il le vit à travers son histoire, courte certes, mais importante parce que c’est l’histoire de son enfance. C’est une histoire particulière comme toutes les histoires d’enfance. La façon dont l’humain va entrer dans la vie du poulain va marquer l’image bienveillante, malveillante ou inexistante que le poulain aura des humains. Certaines circonstances vont être capitales.

A l’élevage le cheval est né et comme beaucoup de petits mammifères la première personne qu’il a rencontrée fut sa mère. Ce jour-là, tout à côté d’elle il y avait l’éleveur qui discrètement était là, prêt à soigner et à protéger tout en laissant le processus d’attachement opérer, ou bien ce jour-là, il y a eu une présence encombrante d’humains trop prompts à agir pour laisser la place qui revient biologiquement et psychologiquement à la mère. Les jours passant, le poulain grandit tout d’abord auprès de sa mère, avec d’autres poulinières et d’autres poulains, puis il y a le sevrage. Le choix du protocole de séparation mère poulain choisi par l’éleveur aura des conséquences sur la capacité qu’aura le poulain à assumer la séparation d’avec la mère. (Travaux Léa Lansade et al). Après le sevrage, séparé de la mère pour toujours, commencera la vie de troupeau.

Entre le moment de la naissance et l’entrée en débourrage, l’individu va découvrir le sens des comportements émis par les autres. Il va s’instruire sur les différentes manières de regarder, de s’approcher et de toucher ses congénères. C’est pourquoi, la façon dont l’éleveur aura organisé la vie des poulains à l’élevage va avoir des conséquences sur la formation de la personnalité et particulièrement sur la sensibilité à la présence d’autrui. Ce qui se sera passé à l’élevage conditionnera les capacités à accepter la formation.

Etude de cas : The Revenant :

L’histoire de the revenant mâle pur-sang anglais arrivé au débourrage le 6 décembre 2017 est symptomatique de l’impact de l’enfance sur le niveau de souffrance exprimé au moment du débourrage. The revenant a eu une mère très attentive mais dominée par les autres poulinières elle a donc gardé son petit tout près d’elle. Au sevrage il a été isolé dans un box pendant 6 jours puis relâché avec les autres poulains de la même classe d’âge où il fut à son tour dominé. Être toucher par un autre individu humain ou équin était pour lui une source d’angoisse infini. Les cavaliers de l’École Blondeau ont dû pour chaque toucher sur le corps de The Revenant commuer l’épouvante suscitée par ce rapprochement en acte de pacification. Quand un poulain a mal à son enfance, le débourrage peut-il dépasser sa fonction éducative pour devenir thérapeutique ? L’enfance à l’élevage sert au cheval à comprendre le fonctionnement de la socialité entre chevaux et à appréhender la relation avec les humains. Le débourrage pour le cheval c’est accepter psychologiquement et physiquement un cavalier sur son dos. On voit que de la naissance au débourrage il s’agit de contrôler le rapprochement des corps, d’en organiser les règles, savoir jusqu’où il est acceptable d’aller lors du corps à corps. C’est un monde sensoriel hybride qui se construit entre le cavalier et son cheval. Chacun apprend à faire avec le monde sensoriel de l’autre. Marion Scali dans sa biographie de La Guérinière rappelle les paroles du maître écuyer de la cour de Louis XIV : « On dresse un cheval sur le sens de la vue, lorsqu’on lui apprend à approcher des objets qui peuvent lui faire ombrage ; on le dresse sur le sens de l’ouïe lorsqu’on l’habitue aux bruits des armes et des tambours et autres rumeurs guerrières…mais le sens du toucher est le plus nécessaire parce que c’est par celui-là qu’on apprend à un cheval à obéir au moindre mouvement de la main en lui donnant de la sensibilité à la bouche. »

La Guérinière maître du manège royal des Tuilerie au 17ème siècle était déjà convaincu de la primauté du sens du toucher sur tous les autres sens lors du débourrage.

C’est pourquoi les mauvais souvenirs de ces premières expériences tactiles engrangés par le poulain à l’élevage laissent surement une empreinte psychologique positive ou négative qui aura des conséquences sur la réussite du débourrage et sur la suite de la carrière du cheval. Certains éleveurs sont conscients de cet impact. A ce sujet je me souviens d’une éleveuse qui a défini le débourrage comme un « deuxième sevrage ».

La méthode Blondeau :

Il y a un point commun entre la méthode Blondeau et les paroles de La Guérinière c’est la primauté du rapport main bouche dans la formation du cheval de selle. Cette paternité avec les écrits des maîtres écuyers français, Nicolas Blondeau la reconnait aisément car il a élaboré sa méthode à partir des principes de l’équitation de tradition française et si l’on devait réduire cette équitation à son précepte élémentaire ce serait le rapport de la main du cavalier avec la bouche du cheval. Il semble que nos ancêtres avaient saisi toute la sensibilité du « bout de devant » du cheval et qu’ils ont façonné cette culture équestre autour de cette sensibilité naturelle du nez et de la bouche dans l’espèce équine. La première action des éducateurs de l’École Blondeau est de mettre un mors dans la bouche du cheval puis commence le travail à pied qui sera la base du débourrage Blondeau. Dès le départ de la formation du cheval, on a la sensation que le cavalier veut susciter un embrassement. La majorité du temps, les éducateurs tiennent les chevaux en face à face ou en côte à côte. Le nez du cheval se trouve rarement à moins de 50 cm de la tête de son éducateur. (Rapport Chevalèduc 2020). Une certaine sensualité émerge lors du travail à pied. Si J’ai abordé dans le paragraphe d’introduction les méfiances que pouvaient avoir certains cavaliers lorsque le cheval approche son nez d’une partie de leur corps. A l’inverse, les éducateurs de l’école Blondeau considèrent ce premier « baiser » du cheval comme un signe de réussite dans la construction de la relation entre eux et les poulains.

« Quand il commence à poser son nez sur ma joue ou mon épaule, je sais que c’est gagné ! » Olivier Subileau cavalier école Blondeau. Le sentiment de cet éducateur « jeunes chevaux » rejoint celui du maréchal Ferrant Constantin Balassa qui dans son traité de maréchalerie, en 1825, décrit ce même geste de contact « Si au contraire, on adoucit la voix en lui parlant, il appuie amicalement sa tête sur l’épaule de l’interlocuteur et lui obéit volontiers en tout » (Balassa traité de la ferrure sans contrainte 1825). Pour la majorité des éducateurs cette prise de contact affectueuse initiée par le cheval déclenche de leur part, des mots tendres. S’engage alors une chaine de comportements de reconnaissance réciproque qui semble apaiser les désaccords passés.

Cette différence de traitement de ce geste de contact est peut-être dû au fait que Nicolas Blondeau a envisagé sa méthode en se mettant dans l’état d’esprit d’un écuyer du grand siècle de Louis XIV. « Et voilà, je dois aller faire la guerre avec ce cheval qu’est-ce que j’aimerai qu’il est comme qualité ? ». Faire la guerre avec quelqu’un ce n’est pas seulement avoir appris « quelques trucs », c’est avoir une communauté de destin, risquer sa vie ensemble. Il fallait donc que le guerrier ait été capable de construire un solide compagnonnage avec son destrier. Un cheval capable d’aller au combat en partenaire, était donc un don inestimable.

Michel Henriquet dans son livre « Sagesse de l’écuyer » rappelle la valeur que pouvait avoir un cheval finement dressé. « L’accord (homme cheval) était primordial…Les archives nationales recèlent des documents rapportant que de riches domaines furent échangés contre un destrier finement dressé au combat rapproché. »

L’utilisation guerrière du cheval est la « substantifique moelle » de l’équitation de tradition française. Il fallait façonner un être hybride, un centaure qui serait le meilleur guerrier du monde alliant l’intelligence d’homo sapiens et la souplesse et la force d’equus caballus. Il s’agit bien d’un corps à corps et même d’un envahissement du corps de l’un par le corps de l’autre. Totalement imprégné de cet objectif, Nicolas Blondeau organise l’éducation du jeune cheval autour de l’idée de faire accepter au cheval cette nouvelle intimité avec l’humain.

Les chevaux ne semblent pas dupes de cette volonté du cavalier d’établir un lien charnel avec eux.

En observant la méthode Blondeau et plus particulièrement l’étape du van et l’étape du 1er trot en main nous est apparu différents types de gestes de contact qui vont d’un effleurement d’une partie du corps de l’humain à des mordillements parfois joyeux, parfois envahissants.

Expertise du geste de contact dans la méthode Blondeau

Dans notre protocole d’observation de la méthode Blondeau nous avons filmé les différentes étapes de débourrage et nous avons traité ces données grâce au logiciel Observer xt. Nous avons noté les distances homme/cheval initiées par les poulains de notre panel (100 poulains mâles et femelles). Nous avons pu remarquer que lorsque le face à face était conflictuel par exemple lors de l’apprentissage pour monter dans une remorque de transport, les chevaux s’éloignent majoritairement de leur éducateur. (Rapport chevaléduc Région Normandie 2020). En revanche, lors de l’étape du van caresser, qui correspond à un moment où l’humain cherche l’apaisement après le moment de désaccord (monter dans un van) ; les chevaux s’approchent de l’humain, le touche et même le palpe. De même, lors du premier trot en main, les poulains montrent souvent des comportements de jeux locomoteurs et dans ces moments de joie ils touchent parfois l’humain du bout du nez au moment des arrêts en main. (Voir tableaux rapports chevaléduc Région Normandie).

Nous retrouvons dans ces résultats ce qu’Erwin Straus a nommé « La compréhension symbiotique » (Le sens des sens 1935). Erwin Straus considère que la relation homme animal se construit autour de cette capacité de fuir et de revenir pour l’animal. « Le sentir est donc une expérience d’empathie, il est orienté vers les caractères physionomiques de ce qui est attrayant ou effarouchant. Il a les caractères de l’expérience de la communion qui se déploie dans le mouvement de l’approche et de l’éloignement. » (Le sens des sens Erwin Straus 1935)

Pourquoi ces gestes de contact apparaissent dans la méthode Blondeau ? Tout d’abord parce qu’ils ne sont pas interdits par les éducateurs, au contraire ils sont même appréciés. Aussi parce que l’objectif pédagogique est clairement la réussite de la « centaurisation » du couple cavalier cheval, donc la réussite d’une fusion charnelle de l’homme et du cheval. Qu’est-ce que le cheval aura à faire après le débourrage ? Il devra courir sur un hippodrome ou gagner les épreuves olympiques de sauts d’obstacle ou de dressage. Dans ces deux cas, le cheval doit accepter de suivre les mouvements de son cavalier. Il doit apprendre à être attentif à des signes très subtils des jambes et des mains de son partenaire humain. La base de l’apprentissage est donc le consentement du cheval au corps à corps. C’est en pensant à ce que les chevaux auront à faire après le débourrage que Nicolas Blondeau a pensé sa méthode. S’il y a cette volonté de produire tous les efforts à la construction de ce corps à corps c’est que la méthode Blondeau est une méthode basée sur la notion de travail. Le cheval aura un travail à produire et il est donc primordial de lui donner les bases utiles lui permettant de produire sa tâche. La méthode Blondeau a comme caractéristique d’aller droit au but.

Une hypothèse d’explication du geste de contact posée à partir de la psychodynamique du travail :
Le travail est un concept généralement réservé à l’humain, mais une équipe de chercheurs dirigée par Jocelyne Porcher ont lors du projet ANR COW 2012/2016 produit une définition du concept du travail animal : le travail animal est ce que le cheval ajoute à la prescription pour aboutir à la tâche. Réexaminer La théorie de la psychodynamique du travail pour parler des animaux plongés dans le monde du travail a été l’idée originale qui a permis ce résultat. En ce qui concerne les gestes de contact initiés par les chevaux envers leurs éducateurs, la théorie de la psychodynamique du travail peut aussi nous ouvrir un nouveau champ des possibles. Si nous considérons le débourrage comme une entrée dans le travail comme l’a fait intuitivement Nicolas Blondeau et comme le prouve les travaux du programme Chevaléduc, la question de l’engagement du corps dans l’élaboration de la construction de la subjectivité devient une explication possible à ces échanges tactiles entre humains et chevaux.

Lorsque les poulains entrent « en débourrage » comme on entre en formation, il découvre le monde du travail, ce monde auquel ils vont participer pendant de nombreuses années. A cette occasion, ils vont faire l’expérience du réel. Christophe Dejours théoricien de la Psychodynamique du travail exprime ainsi le rapport entre travail et subjectivité « A force de travailler, je découvre le monde, mais je me découvre aussi moi-même. » (J’ai mal au travail film 2011). Cette découverte se fait à travers le corps. C’est le corps qui est le vecteur de la relation avec la matière, avec l’outil et aussi avec l’autre. Christophe Dejours ajoute dans ce documentaire que dans le travail ce qui se joue : « C’est l’intelligence du corps, car c’est le corps qui est engagé, c’est le corps qui mémorise, c’est le corps qui palpe. »

Pour la psychodynamique du travail, le travail détient la promesse de l’épanouissement ou bien le destin de la soumission plus ou moins consenti. Si l’on reconnait au travailleur, la capacité d’intelligence, d’initiative, il pourra bien vivre le travail. Au contraire, si ce qui compte c’est l’obéissance aveugle et la soumission, la personnalité de celui qui travaille sera sabordée et détruite par le travail.

Lorsqu’un poulain vient poser son bout du nez sur l’épaule ou le cou de son éducateur, après ce moment de conflit que représente l’apprentissage de monter dans un van, à l’instant où le cavalier le caresse et lui sert une chanson douce faite de tendres « C’est bien » et de mots doux. N’est-il pas en train de nous poser la question de ce que Jocelyne Porcher a appelé le jugement du lien. Est-ce que je peux vous faire confiance ? La manière dont ce poulain va poser cette question sera aussi marquée par la façon dont les humains auront organisé son enfance, la façon dont il aura déjà testé la bienveillance de l’humanité à son égard.

En observant depuis maintenant 4 ans tous ces poulains qui entrent à l’École Blondeau, une certitude m’est apparu, bien sûr ils sont des animaux conditionnés par leur phylogénèse mais aussi ils sont des individus avec une histoire qui a construit en eux une personnalité unique. Cette personnalité c’est la rencontre d’un tempérament et de souvenirs, celui de la mère, de l’éleveur, des autres chevaux et pour finir des dresseurs.

Les gestes de contact qu’ils nous adressent viennent probablement de ces héritages.

Sophie Barreau - 07.05.2020
Ethologue - Enseignante - Chercheure

A propos de l'auteur

Sophie Barreau (chargée de mission, éthologue, BFEE2, enseignante BEES1) a intégré notre équipe en octobre 2016. Ses missions sont de travailler sur le programme de recherche CHEVALEDUC mis en place avec Jocelyne Porcher INRA et d'enseigner aux élèves l'éthologie du cheval ainsi que les avancées scientifiques des relations Homme/Cheval dans le cadre du travail.

Sophie Barreau nous fait partager à travers sa rubrique "L'oeil de Sophie" son regard passionné.

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