La voix ; un instrument primordial dans l’éducation du jeune cheval
« Lorsque j’enregistrais, je me penchais à la fenêtre pour voir parce que le son était tellement rempli de grande générosité que je voulais voir un peu mieux. »
« La première intervention, c’est quelque chose qui m’a beaucoup touché, c’est Emmanuel qui rentre dans le box du cheval et qui dit « Bonjour ». Rentrer et dire bonjour à l’être qui est là ; ce n’est pas un animal, c’est quelqu’un. »
Ces paroles sont celles de Patrice Peyriéras, musicien compositeur et chef d’orchestre possédant l’oreille absolue. Nous l’avons invité dans notre étude comme expert de la voix. Patrice Peyriéras est venu à l’École Blondeau et a passé trois jours avec l’équipe. Chaque cavalier a travaillé des poulains mâles et femelles dans un box transformé en studio d’enregistrement. Patrice Peyriéras a étudié chacune des voix et les a analysées puis il a produit une synthèse sous la forme d’une conférence faite au personnel de l’École. C’est à partir de cette expertise que nous avons construit un travail d’étude sur la voix des cavaliers à l’École Blondeau.
La voix est définie comme « Un ensemble de sons produits par la bouche et résultant de la vibration de la glotte sous la pression de l'air expiré. » Dictionnaire cnrtl ou « Ensemble de sons produits par des vibrations périodiques des cordes vocales. » Larousse. Nous avons, pour la cantatrice Teresa Berganza « Le plus prodigieux instrument, le plus petit, il est là dans notre corps des petits muscles, des petites cordes vocales qui avec l’air donnent le son, le chant, un petit instrument au service de la musique. » Pour Patrice Peyriéras « La voix c’est le prolongement de nos joies et de nos peines. »
La voix instrument de la composition d’une situation d’accord à partir d’un désaccord.
En saison de débourrage à l’École Blondeau, on entend à travers les murs des box, le long des allées cavalières des effusions vocales « Oui ma belle. », « Voilà, pas d’affolage champion. » Ces mots sont prononcés avec une tension émotionnelle qu’il est intéressant d’essayer de comprendre. De l’autre côté de ces paroles, il y a de très jeunes chevaux mâles et femelles qui s’interrogent sur les intentions de ces nouveaux humains qui les entourent.
Souvent, ces yearlings viennent de quitter les élevages. Ils ont été séparés de leurs congénères qu’ils connaissent souvent depuis la naissance. Ils ont aussi perdu contact avec les éleveurs qui les soignent depuis le premier jour de leur vie. À leur arrivée à l’École Blondeau, leur vie change radicalement. Les couleurs, les odeurs, tout est différent. De plus, ces chevaux doivent apprendre à devenir des sportifs de haut niveau, des chevaux de course. Cela veut dire accepter un mors dans la bouche, une selle sur le dos, apprendre à monter dans une remorque fermée, accepter un cavalier sur son dos. Les poulains se trouvent face à face avec leur éducateur jeunes chevaux. La première difficulté pour l’homme et le cheval dans cette entreprise est de contrôler la peur qu’ils ont l’un envers l’autre. C’est l’avis de Nicolas Blondeau « Pour le cheval lutter contre la peur de l’humain et pour l’humain dépasser ses inquiétudes face aux réactions des chevaux ». Dans la méthode de débourrage conçu par Nicolas Blondeau, le poulain dès les premières minutes est mis en face de la réalité de ses activités futures.
Les résultats généraux du programme CHEVALEDUC montre que la méthode Blondeau renvoie à une pédagogie de l’expérience (John Dewey ; Célestin Freinet) basée sur une entrée directe du poulain dans la réalité du travail ce qui la distingue d’autres méthodes de débourrage fondées sur la théorie du conditionnement opérant ou de la coercition.
Mon travail a consisté à étudier les comportements des cavaliers et des chevaux lors du débourrage. Cent chevaux ont été filmés à chacune des étapes. Ces vidéos ont ensuite été traitées par le logiciel Observer XT. Puis grâce au logiciel R et au service statistique de l’INRAE, sous la direction de Jocelyne Porcher, nous avons pu recueillir des résultats statistiques.
Nous avons particulièrement traité une étape très importante nommée par les éducateurs jeunes chevaux de l’École Blondeau : l’étape du van. Après avoir fixé avec le jeune cheval lors d’un travail à pied un code de communication compris par le cheval. Le cavalier amène le poulain face à une remorque fermée et lui demande d’accepter de monter dans cette remorque puis d’en redescendre et cela plusieurs fois de suite. Une fois cette épreuve passée, il est demandé au cheval d’accepter de rester dans la « boîte » pour être caressé sur tout le corps. Il est très difficile d’expliquer pourquoi, mais les observateurs de ce travail au van sont très souvent saisis par les émotions qui traversent ce face à face. Les échanges de regards et de paroles entre le cheval et l’humain sont puissants. Il y a quelque chose qui s’engage entre ces deux-là, quelque chose que nous ne pouvons pas vraiment expliquer et pourtant que tout le monde semble voir.
Pour essayer de comprendre nous nous appuyons sur nos résultats statistiques et ils donnent des débuts de réponses. Ces résultats donnent à la voix un rôle prédominant lors du débourrage.
Pour traiter statistiquement l’étape du van nous avons séparé le moment de la montée dans le van et le moment où le cheval est caressé à l’intérieur car leurs objectifs pédagogiques auprès du poulain ne sont pas les mêmes. Dans la partie que nous avons nommés « van monter », il s’agit de demander à un cheval d’accepter une situation inquiétante. Nicolas Blondeau a pensé cette étape pour « faire sortir les résistances du cheval ». Il s’agit d’un principe issu de la méthode de François Baucher, maitre écuyer (1793-1873). Cette étape a pour but d’organiser un désaccord. L'objectif est de faire faire quelque chose de difficile au cheval dans le but qu’il s’y oppose. Cela donne l’occasion à l’humain et au cheval de se rencontrer sur un désaccord pour arriver à un accord négocié à partir d’une relation d’autorité et de respect. Le « van caresser » est un tout autre temps. C’est le temps de la prise de contact et de la reconnaissance par son cavalier de l’effort fait par le cheval.
Lors de ces deux étapes, la voix est prépondérante. Elle n’est pas seulement omniprésente, elle est aussi caractérisée par des paroles engageantes et polies.
Mais qu’est-ce que ces cavaliers recherchent en se servant de leur voix comme outil de communication auprès des jeunes chevaux ?
Construire une bulle sentimentale pour passer du désaccord à l’accord avec le cheval :
Si Patrice Peyriéras a été, avant tout travail d’expertise, sensible à ces expressions d’affection envers les chevaux, c’est que l’artiste entend ce que nos résultats statistiques mettent en lumière. En effet, on s’aperçoit que les cavaliers lors de cette première éducation cherchent à composer une bulle affective pour harmoniser leurs interactions avec le cheval, sachant par ailleurs qu’il lui demande de faire des efforts pour contrôler ses peurs. Ce soutien affectif ils l’érigent principalement avec leur voix. La présence prédominante de paroles affectueuses par rapport à toutes autres verbalisations en est la preuve.
Nous avons distingué quatre types de verbalisation :
1) Les ordres vocaux qui permettent de communiquer des indications au cheval. Pour aller au pas, le cavalier dit « Aller »;
Les trois autres verbalisations sont des mots tendres et de félicitations :
2) Un « C’est bien » qui est lié à la bonne réponse à l’ordre.
3) Un « C’est bien » qui prend place dans une ritournelle d’encouragement et qui n’est pas obligatoirement corrélé à une bonne réponse : « Oui, c’est bien, voilà, voilà ... ».
4) Des mots doux qui sont des surnoms familiers gentiment adressés aux chevaux comme « Mon pimpim, ma fille, ma belle, mon champion… ».
Pour apprécier le rôle de la voix, il fallait aussi comprendre ce qu’était les voix des cavaliers, et ce qu’elles portaient en elle qui pouvaient influencer le résultat dans les apprentissages au moment du débourrage.
Les voix ont des éléments dynamiques qui permettent de les décrire. Ce qui permet de discriminer les voix sont : la tessiture (aigüe, bas, médium), le timbre, l’intensité, le débit, rythme (binaire, ternaire).
Analyser l’architecture des voix des cavaliers de l’École Blondeau :
Considérant cette prédominance de la voix, nous nous sommes intéressés à ce qui la définit.
Nous avons enregistré les voix des cavaliers dans le cadre de leur travail avec les chevaux. Tous les cavaliers ont travaillé avec deux chevaux, un mâle et une femelle. Les cavaliers étaient 4 femmes (Coline, Elsa, Aurélie, Zineb) et 4 hommes (Emmanuel, Nicolas, Philippe, Steven), tous cavaliers à l’école Blondeau, professionnels ou en formation. Les enregistrements ont été fait lors d’un deuxième premier jour de débourrage. Nous avons préféré nous assurer d’une première habituation à l’humain afin de sécuriser les enregistrements.
Leurs voix ont été traitées grâce au Logiciel Protuuls et analysées par Patrice Peyriéras.
La captation des voix des différents cavaliers a été faite au même endroit, avec le même matériel et dans la même situation de travail du 25 au 28 novembre 2019. Par ailleurs, en même temps que nous enregistrions les voix sur ordinateur, nous avons filmé la séquence de travail. Donc nous disposions séparément d’un enregistrement audio et d’un enregistrement vidéo d’environ dix minutes.
Importance de la tessiture de la voix
Nos résultats montrent que les cavaliers, hommes ou femmes, cherchent à placer leur voix dans la tessiture medium et bas medium, même les voix les plus aigües comme celle de Zineb.
[Voix Zineb]
Comme l’explique Patrice Peyriéras, si l’on prend comme exemple le clavier d’un piano, il y a les aigus d’un côté et les graves de l’autre, les voix de nos cavaliers se situent à peu près au milieu du clavier et ils vont « Toujours chercher au-dessous, vers un son plus grave que [leur] voix parlée ». Ainsi que Patrice Peyriéras l’illustre pour les cavaliers en leur rendant compte de ses analyses : « Vous allez toujours chercher, même si un moment [vous allez] dans les aigus, vous cherchez toujours à revenir vers cette douceur. Comme si aller vers le bas vous aidait à faire passer vos sentiments, vos ordres et votre échange avec l’animal […] Et en même temps vous avez toujours essayé d’installer un rythme. Tous, vous êtes dans une musique, un petit peu comme s’il y avait une raison et une continuité, comme s’il y avait un tempo intérieur qui vous permet d’organiser votre discours. »
Il y a dans cette recherche de tessiture vers les graves, une volonté d’enveloppement et de bercement. Les syllabes sont allongées et répétées. Il y a de nombreuses pauses de quelques secondes puis la voix reprend douce, chaude et grave. Le ton monte ou descend en fonction de l’intensité de l’action. La voix doit engager l’attention du cheval, c’est son rôle principal dans la méthode Blondeau. De la part des cavaliers de l’École Blondeau, il y a dans la volonté de travailler avec la voix, une assurance que le cheval comprend et est sensible à l’engagement affectif qu’ils mettent dans son éducation. Ils ont confiance dans les poulains, dans leurs compétences et ils tiennent à leur faire savoir et leur voix est leur instrument principal dans cette entreprise. Il est intéressant de remarquer des points communs avec la posture de thérapeute tel que Terry Brazelton en présence de nourrissons. Dans le film de Bernard Martino le « Bébé est une personne » Terry Brazelton parle aux nourrissons, de tout petits bébés, comme nos cavaliers parlent à leurs poulains, avec une belle voix grave répétant le nom d’une petite fille nommée Shannon. Comme nos cavaliers répètent « Voilà, voilà, voilà ». Terry Brazelton entonne « Shannon, shannon ; shannon ». Il s’agit dans les deux cas, d’une voix douce et enveloppante et pour autant, une voix sérieuse qui veut démontrer que le moment est important à vivre. C’est avec le sourire que ces mélodies se construisent que ce soit celle de nos cavaliers ou bien celle du médecin.
Il y a comme idée sous-jacente pour le cavalier comme pour le médecin que de s’engager affectivement de façon absolue est important pour la réussite de l’accord à construire entre les deux êtres en présence.
Il y a aussi l’idée que la prosodie joue un rôle dans l’établissement de cet accord. On peut voir dans ce processus un lien commun avec le concept d’accordage affectif théorisé par Daniel Stern.
« L'adulte traduit l'émoi de l'enfant, l'affect et sa vitalité singulière, dans un autre registre, qui lui permet de créer une intersubjectivité plus complexe, puisque le parent apprend à l'enfant que l'affect est transmodal, c'est-à-dire qu'il peut emprunter des canaux sensoriels différents, et peut se communiquer et se partager, s'accorder ou s'apparier par ces modes différents. Il ne s'agit plus de copie, mais de traduction-transformation créatrice d'intersubjectivité, une entre-capture où chacun des deux partenaires devient pour l'autre, « un autre régulateur de soi » ». Vinciane Despret.
Mais ce dont parlent Daniel Stern et Vinciane Despret concerne des relations intra spécifiques entre les enfants et les parents. Notre sujet d’observation est une relation interspécifique entre des chevaux et des humains. Les cavaliers ont le pressentiment que le fait qu’ils éduquent un cheval et non pas un enfant ne fait pas vraiment de différence.
« On prend un cheval par la bouche comme on prend un enfant par la main, avec délicatesse ». Nicolas Blondeau
Cet espoir de construire une relation paisible avec ceux auxquels nous sommes attachés s’expriment donc aussi par la voix : « La voix est le reflet de l’âme » Platon. La voix semble dans notre cas être ce que nous croyons de l’autre et ce que nous en attendons. Dans la voix de nos cavaliers, il y a tout l’espoir de pouvoir être compris par les chevaux que nous dressons. Il y a l’espoir que les chevaux comprennent que nous les aimons. Il y a l’espoir que cette affection que nous leur portons les aident à être bien avec nous. Est-ce que nos voix douces et rassurantes leur font du bien ? La science ne peut nous le confirmer absolument, mais les cavaliers de l’École Blondeau en font le pari.
« La voix ça leur fait du bien, ils sont contents d’eux. A cheval, quand on dit « c’est bien » au deuxième jour, ils répondent mieux. Ils se redressent, on se sent bien. Je sens que ça leur fait du bien. » Emmanuel Sudret, Cavalier Responsable de la formation à l’École Blondeau.
Un rapprochement à faire avec le parler bébé et le parler animaux de compagnie :
Nous retrouvons dans la façon de parler aux chevaux à l’École Blondeau certaines caractéristiques des manières de parler aux animaux de compagnie Chloé Mondémé. Il s’agit d’une parole pauvre au niveau de la syntaxe avec une accentuation des intonations. Chloé Mondémé. Il y aussi la répétition des mêmes mots et mêmes onomatopées. Anne Karpf dans l’ouvrage « La voix » fait aussi des parallèles entre le « Parler bébé » et le « Parler animaux ».
La tessiture de la voix décrite pour parler à son chien de compagnie et aux bébés est une voix aigües. « Parler bébé n’est pas réservés aux bébés : nous parlons aussi d’une voix haut perchée à notre chien » Anne Karpf - La voix.
D’autres études modulent le propos, si les adultes parlent aux bébés en montant la voix dans les aigus lors d’une volonté de motivation, le ton change lorsqu’ils essaient d’apaiser les bébés et se trouve plutôt vers une tessiture basse.
Si la tessiture de la voix observée dans le « Parler bébé » ou le « Parler animaux » de compagnie monte dans les aigus dans certaines circonstances. Au contraire, dans notre panel, les cavaliers cherchent à placer leur voix au niveau des bas médiums de façon constante.
Dans le cas du « Parler bébé » ou de la relation aux animaux de compagnie, nous sommes dans un contexte de « Maternage ». Pour Anne Karpf, particulièrement pour les femmes « Elles utilisent une voix plus élevée dans les deux cas. A un certain niveau, nous ne faisons aucune différence entre notre enfant et notre chihuahua. » Anne Karpf - La voix.
Dans notre étude, les cavaliers cherchent à parler avec une voix grave aux chevaux. Plusieurs hypothèses sont possibles pour expliquer cette différence. Certaines études sur le parler bébé montrent une sensibilité accrue du bébé pour les voix aigües. Les nourrissons sont plus sensibles aux grandes hauteurs de ton. En revanche, le cheval au niveau auditif est plus à l’aise pour percevoir les sons dans la zone conversationnelle, c’est-à-dire dans les sons médiums. Michel Antoine Leblanc « L’esprit du cheval » 2010 p 294. La voix de l’humain cherchant à aller vers les médiums et bas médiums est donc tout à fait performante pour se faire entendre des chevaux. 5000 ans d’histoire commune ont peut être entrainé une adaptation à parler aux chevaux dans la tessiture qui est facile à entendre pour eux. Pour autant, le cheval étant de plus en plus dans un statut d’animal de compagnie et quittant un statut d’animal de rente, il serait intéressant de voir si notre façon de lui parler change en même temps que le statut du cheval dans la société occidentale.
Cette différence peut aussi avoir à faire avec le contexte. A l’École Blondeau on parle aux chevaux dans un contexte de travail. Comme nous l’avons montré, le débourrage en effet signe l’entrée dans le travail pour le poulain. Il sort de l’enfance pour commencer sa carrière. Il apprend à comprendre et à accepter les situations réelles de travail qui vont constituer son planning de vie pendant un certain temps. Si, dans les deux cas il y a volonté de présence et d’attention, dans un contexte on materne l’animal, dans l’autre cas il s’agit d’un soutien pour produire un lien social permettant la coopération au travail.
On peut s’interroger sur le fait que les résultats témoignant d’un choix de tessiture aigüe dans la relation aux animaux de compagnie renvoient peut-être en amont à un choix d’animaux maternés. Les résultats ne seraient peut-être pas les mêmes avec des animaux de compagnie considérés comme un individu adulte.
Nous avons donc observé la présence de cette tessiture grave mais aussi nous nous sommes intéressés au rythme qu’appliquaient les cavaliers à leur voix, pour parler aux chevaux.
Une découverte : La construction de phrases musicales :
Patrice Peyriéras par son analyse musicale des voix nous a permis de découvrir que Nicolas Blondeau et Emmanuel Sudret en moindre mesure construisaient des phrases musicales sur le rythme ternaire, des phrases musicales à trois temps. Ce rythme est aussi caractérisé par la régularité de son émission quelque soit le contexte et l’attitude du cheval. Que le cheval soit en résistance par rapport à la demande de l’éducateur ou bien coopérant et positif, le rythme tend vers cette même structure à trois temps.
Cette découverte est intrigante et demande à essayer d’en voir les corrélations possibles avec les interactions hommes chevaux. Nous avons donc regardé les vidéos synchrones avec les voix captées lors de l’expertise de Patrice Peyriéras. Comme signe d’attention du cheval par rapport au cavalier nous avons choisi de noter le nombre de gestes de contact initiés par les chevaux.
Ce que nous appelons « geste de contact » est le fait pour le cheval de venir toucher avec son nez une partie du corps du cavalier plus particulièrement la tête ou bien l’épaule.
Ce geste de contact nous le considérons comme un geste d’attention fiable pour plusieurs raisons :
Lors de notre étude de l’étape du van, méthode Blondeau, nous avons remarqué deux moments spécifiques ; la partie « van monter » et la partie « van caresser ». Lors du « van monter » le cavalier oblige le cheval à monter dans une remorque fermée. S’installe alors un désaccord entre l’humain et le cheval. L’objectif pédagogique est de fixer la hiérarchie entre l’humain et le cheval. La deuxième phase, le « van caresser », est au contraire un temps de réconciliation où le cheval est caressé et félicité de l’effort qu’il vient de faire. C’est à cet instant que nous comptons le plus de gestes de contact. Dans son traité de maréchalerie, en 1825, Constantin Balassa décrit ce même geste de contact que celui que nous avons remarqué et le relie à la voix : « Si au contraire, on adoucit la voix en lui parlant, il appuie amicalement sa tête sur l’épaule de l’interlocuteur et lui obéit volontiers en tout » Constantin Balassa traité de la ferrure sans contrainte 1825). Aussi, dans le répertoire comportemental du cheval, toucher un congénère avec son nez est toujours une marque d’attention que ce soit pour le « greetings » ou le « mutual grooming ». Pour ces raisons nous avons choisi de comparer les voix à partir de ce type d’interactions entre l’humain et le cheval.
Le résultat de cette observation est flagrant. Nicolas Blondeau reçoit clairement plus de gestes de contact que tous les autres cavaliers : 16 touches au total pour les deux chevaux au deuxième jour de débourrage, puis Emmanuel Sudret a 13 touches ; Philippe 8 touches. Aurélie a 5 gestes de contact. Coline et Steven 3 gestes de contact. Elsa et Zineb aucun geste de contact.
Si nous prenons comme seul critère d’évaluation, la tessiture des voix : les voix correspondant au plus grand nombre de gestes de contact de la part des chevaux sont les voix les plus graves et les plus « placées » c’est-à-dire qui restent dans la même tessiture quelque soit le contexte. La voix de femme corrélée au plus grand nombre de gestes de contact est également la plus grave des voix de femmes. Mais nous irions trop vite à conclure que seule la tessiture de la voix explique cet écart dans les marques d’attention de la part des chevaux.
La découverte du rythme ternaire chez Nicolas Blondeau et un peu chez Emmanuel Sudret nous conduit à poser d’autres hypothèses. (Nous pouvons remarquer que seuls Nicolas et Manu ont plus de 10 gestes de contact et seuls ces deux cavaliers construisent des phrases musicales avec un rythme ternaire.)
Les travaux de Marie Bourjade dans le cadre du projet MODAL concernant l’origine du langage décrivent des moyens de communications multimodaux chez certains primates et chez l’humain. Lorsque les humains parlent, ils font aussi des gestes. Ils conjuguent une modalité acoustique avec une modalité corporelle. Chez l’humain existent des gestes co-verbaux qui sont en rythme avec la parole et permettent de souligner l’importance d’un instant précis. La prosodie de la parole souligne cette importance.
Nous pouvons donc tirer une autre conclusion plus complexe que la seule question de la tessiture de la voix.
Le rythme ternaire régulier et précis en toutes occasions peut être la marque de la précision des gestes du cavalier. Le débourrage avec la méthode Blondeau commence par fixer un mode de communication que l’on nomme « Traction Voix Baguette ». Lors d’une première étape le cavalier à pied après avoir placé un mors dans la bouche du cheval applique une traction sur la longe qui est fixée à ce mors. La tension sur la bouche incite le cheval à avancer sur le cavalier placé en face de lui. Au moment précis où le cheval avance, le cavalier fait céder la pression sur la bouche. A cette action, il ajoute dans un deuxième temps un tapotage sur l’épaule à l’aide d’une baguette de bois et prononce un ordre vocal « Aller ». Il prononce cet ordre vocal en séparant les deux syllabes de « Aller » « AAA » « ler » : la première syllabe est longue ; la deuxième est courte. Cette prononciation du mot « Aller » est complètement en adéquation avec le geste du cavalier. Au moment où le cavalier prononce le « A » il agit sur la bouche du cheval ; au moment du « ler » il pose la baguette sur l’épaule. Cette cohérence entre le geste et la parole est la technique qui permet au cheval au début de son éducation d’intégrer au plus vite le mode de communication qui sera utilisée entre l’humain et le cheval dans son instruction au travail en main et monté. La cohérence entre le geste et la voix permet à l’équidé d’intégrer la cause et l’effet des actions du cavalier et de ses réponses. Ainsi, on peut penser que si c’est le cavalier le plus expérimenté, et donc le plus cohérent, qui reçoit le plus de geste de contact de la part du cheval, c’est que cette cohérence rassure et intéresse le cheval. Ce savoir-faire totalement abouti s’exprime à travers la construction de phrases musicales d’une parfaite régularité. Mais si ces voix engagent les chevaux à être attentifs et à venir chercher le contact, c’est parce que le cavalier se sert de cet aboutissement de la technique pour mettre toute son attention dans l’établissement d’un lien de qualité avec le cheval. La liberté cognitive que lui donne son expérience lui permet de pouvoir s’engager affectivement auprès du cheval en bon maitre d’apprentissage et cet engagement s’entend dans la voix. Ce n’est pas la règle générale, nous pourrions avoir affaire à des cavaliers qui sont de bons pilotes, qui ont une bonne gestion de leur équilibre et de leurs gestes lors de l’entraînement du cheval sans pour autant considérer important de traiter la question de l’affectivité.
Ces postures divergentes face à la question de l’affectivité a à voir avec la question du travail animal. Si le cavalier pense qu’il doit construire une co-entente cordiale avec le cheval au moment de cette première éducation, une base de relation sur laquelle s’appuiera une coopération durable entre lui et son cheval, la question de l’affectivité dans ce cas est cruciale. Plus simplement si le cavalier considère que le cheval travaille, il prendra en compte la qualité du lien - Jugement du lien - Jocelyne Porcher 2002. Les cavaliers de l’École Blondeau profitent d’être libérés de l’apprentissage de la technique équestre pour mettre toute leur attention dans le lien affectueux qu’ils ont envie de construire avec leur apprenti cheval. Cette attitude atteste du fait qu’ils sont persuadés que cette attention affectueuse aide le cheval à se calmer et ainsi à mieux apprendre. La cohérence entre la voix et le geste rend cohérent aux yeux du cheval les demandes du cavalier. Cette cohérence permet au cheval de prévoir ce qui va lui être proposé. La prévisibilité crée le calme et le calme permet un meilleur apprentissage. « Calme, en avant et droit » général L’Hotte (1825-1904).
La prévisibilité c’est aussi pour Boris Cyrulnik ce qui permet la « résilience animale », le moyen de se protéger de l’angoisse.
« Le travail de résilience chez les animaux consiste à redonner un sens animal, c’est-à-dire une prévisibilité. Prévoir et contrôler résument les capacités de résilience chez les animaux comme chez les humains ».
Le rôle de la voix dans la relation homme cheval ne peut pas s’expliquer seulement par l’analyse de la tessiture. Patrice Peyriéras nous a proposé une analyse du concept de ternaire qui tout à coup nous ramène à la définition du travail telle que la propose la psychodynamique du travail - Christophe Dejours.
Considérer l’animal comme un individu travaillant, c’est permettre de prendre en compte l’existence d’une intersubjectivité entre le cavalier et le cheval. Choisir de construire des phrases musicales dans un rythme ternaire, pour Patrice Peyriéras cela a aussi à voir avec l’existence d’une subjectivité.
« Je me suis rendu compte que en vous écoutant, il y avait un rythme qui s’installait et lorsque j’écoutais Monsieur Blondeau, là ce n’était pas un rythme qui s’installait, c’était une régularité dans un rythme ternaire. Alors je vais dire pourquoi ça m’a frappé et en même temps, j’ai trouvé ça évident. Quand nous sommes dans un mode binaire, vous allez me dire on est sur nos deux pieds, on est dans le monde binaire, pas du tout. Quand on est debout, on est sur un pied gauche, un pied droit, c’est deux points d’appui, le troisième, c’est notre axe (en disant ces mots, Patrice Peyriéras fait un geste de la main qui montre un axe imaginaire qui part de la tête vers le ciel). On est donc sur trois points. On est donc dans l’espace, bien ancré dans la terre, mais en même temps dans notre axe que ce soit vous sur votre cheval ou moi en train de jouer et si on n’a pas cet axe-là, il ne se passe rien. Et ça, c’est un point A, un point B, et un point C. Donc on est vraiment dans une notion de ternaire. Le ternaire qu’est-ce que c’est ? En mathématiques, on appelle ça, la transitivité, c’est passer du point A vers le point C, le point B étant nous. C’est une valeur ajoutée. La valeur ajoutée, c’est nous qui au milieu amenons notre force, nos contradictions, nos analyses et ça va faire une résultante. »
La voix serait ‘elle l’expression de l’intersubjectivité qui se consolide tout au long de la formation du jeune cheval ?
En effet, le cheval joue aussi sa partie au moment de son débourrage et nous nous sommes rendu compte que ce rythme ternaire qu’impose Nicolas Blondeau dans son travail avec le poulain, parfois déraille. C’est toujours lié à l’attitude du cheval. Le cheval résiste, refuse de faire ce qu’on lui demande et impose alors son propre tempo.
« Sur l’analyse des voix et des vidéos concernant les premières séances on peut observer que lorsqu’il y a désorganisation des actions du cavalier à cause des résistances des chevaux, les voix déraillent et perdent de leur rondeur et de leur harmonie. Ce phénomène n’échappe certainement pas aux chevaux. » Patrice Peyriéras.
Les gestes et la voix des cavaliers apprennent au cheval à accorder sa locomotion avec le corps du cavalier. Monter à cheval est un corps à corps et ce corps à corps n’est possible que si le cheval accepte « l’accordage locomoteur » que lui demande l’humain. Vicki Hearn dresseuse de chien et philosophe américaine parle de « Chorégraphie ontologique », elle est convaincue que cette chorégraphie conduit au bonheur animal.
Le bonheur, c’est aussi la promesse du travail. L’intersubjectivité homme cheval se construit par le prétexte du travail. Le débourrage est le début de l’élaboration de cette intersubjectivité. D’étape en étape, de jour en jour, le cavalier et le poulain élaborent une co-entente cordiale basée sur l’affectivité. Ils accordent leurs corps et cet accordage s’entend car la voix en est l’écho.
Ce focus sur la voix confirme que le débourrage est une entrée dans le travail. Le débourrage est un ancrage qui s’avérera costaud si le jugement du lien fait par le cheval lui permet de considérer qu’il peut faire confiance. Il pourra alors s’épanouir dans ses activités communes avec l’humain. Mais si la base affective du lien homme cheval s’avère fragile alors l’animal vivra le travail constamment comme une source d’inquiétudes. Son inquiétude se lira dans ses yeux - pour ceux qui y seront attentifs - et la voix du cavalier ne sera pas incarnée.
Il reste encore une inconnue pour le scientifique qui veut essayer de comprendre le rôle de la voix dans la relation humain animal, c’est l’influence que peut avoir cette incarnation dans la qualité du lien avec les poulains qui nous sont confiés. Se sentent-ils assez intimes avec nous pour sentir notre volonté d’un compagnonnage apaisé ?
Lorsque j’ai rencontré Patrice Peyriéras pour lui proposer de participer à cette étude, je me demandais ce qui pourrait bien convaincre un chef d’orchestre renommé tout à fait éloigné du monde du cheval de participer à ce travail. Ma tactique a été de lui faire entendre la voix de Nicolas Blondeau en action avec un jeune cheval apeuré. Nicolas Blondeau lui parla, la voix douce mais le geste autoritaire et au bout d’une dizaine de minutes le cheval s’approcha tranquille de son éducateur. A la fin de la vidéo, Patrice Peyriéras se leva de son siège et me montrant le bas ventre il me dit « Tu vois cette voix elle vient de là » puis il m’expliqua le point commun qu’il y avait entre le dresseur de chevaux et le chef d’orchestre. Il me parla de sa quête de la vibration universelle.
Cette vibration dont parle le cavalier et le musicien, n’est-elle pas aussi ce dont parle Daniel Stern dans les formes de vitalité mais aussi de ce que décrit Charles Stepanoff lorsqu’il parle de la « Sensibilité réellement exceptionnelle aux mondes intimes d’autres espèces » du chasseur cueilleur.
« L’émotion que j’ai partagée avec Nicolas quand j'ai vu le cheval faire le tour de la cour avec son cavalier pour la première fois, je l’ai partagée avec la même force, sans la connaissance, simplement la connaissance de la vibration et pour ça je vous en remercie beaucoup. » Patrice Peyriéras.
Je souhaitais ainsi que toute l'équipe de l'École Blondeau remercier Vinciane Despret pour la relecture de mon article.
Sophie Barreau - 03.04.2020
Ethologue - Enseignante - Chercheure